Lettre IX
Mon cher père,
Dans ces lettres que je t’ai écrites, qui te donnent un récit de mon voyage avec Rabbi Amos pour le Jourdain, j’espère que tu me pardonneras les détails qui y sont, car mon désir sincère est que tu puisses voir chaque chose avec mes yeux comme si tu avais été présent avec moi, afin que tu puisses, quoique absent, être capable de juger, comme si tu avais été un témoin oculaire des événements remarquables dont je me suis engagée à te relater l’histoire complète. Je sais que ton esprit libéral et ton sens d’équité et de justice te conduiront à lire tout ce que j’ai à t’écrire avant de prendre la responsabilité de répondre aux faits que je présente, avec amour filial et révérence à ta considération.
Après que Rabbi Amos eut atteint la maison dans les champs de blé de Guilgal où il avait l’intention de séjourner pendant les semaines de la moisson, qu’il eut donné des directives à ses serviteurs, il nous dit gentiment qu’il était prêt pour nous accompagner, ma cousine Marie et moi-même, au Jourdain afin d’écouter le prophète. Ce fut avec beaucoup de plaisir, par conséquent, que ma cousine Marie et moi montâmes sur nos mules, et avançâmes vers le lieu où nous avions appris que le prophète baptisait. Mais nous n’avions pas parcouru un long chemin depuis la maison quand nous rattrapâmes deux hommes à pied, avec des bâtons en mains et des sacs à dos sur leurs épaules. Au moment où nous passions, l’un d’eux s’inclina avec respect devant Rabbi Amos qui, par son rang de sacrificateur et par sa vénérable apparence, mérite l’hommage de tous les hommes.
« Où vas-tu à cette allure, ami Matthieu » dit Rabbi Amos, répondant à sa salutation, car il semblait le connaître. « Peux-tu laisser la collecte d’impôts par ces temps chargés pour aller dans le désert?«
La personne, qui était un homme d’une forte personnalité, avec des cheveux noirs et une barbe et une expression d’intelligence, mais dont le costume était simple et mal porté, sourit et répondit :
« Si un homme voudrait trouver les payeurs de tribut de nos jours, bon maître, il ne doit pas rester à la maison, en vérité, mais aller dans le désert du Jourdain où tous les hommes sont allés. En vérité, ce nouveau prophète vide nos villes et nous, publicains, devons demeurer désœuvrés sur nos sièges de douane ou aller avec la marée.«
« Tes paroles sont proches de la vérité, ami Matthieu » répondit mon oncle « mais en faisant ce voyage depuis Jéricho, n’as-tu pas dans ton cœur, d’autre raison que celle de chercher tes sous romains?«
« Je suis curieux de voir un homme à qui des multitudes ont recours de la Galilée et de Decapolis, et de Jérusalem, et de toute la Judée, et de l’autre côté du Jourdain.«
« Et penses-tu » continua mon oncle, alors que les deux hommes marchaient aux côtés de sa mule « penses-tu que ce prophète est un vrai fils des prophètes?«
« Il ne fait pas de miracle sauf que, véritablement, la puissance de sa prédication est un miracle » répondit Matthieu.
« Cet homme est un imposteur. Il ne peut y avoir un prophète à moins qu’il ne prouve sa mission par des miracles » dit soudain le compagnon de Matthieu, parlant brusquement, très fort, d’une voix tranchante et déplaisante. Or ni Marie, ni moi n’apprécions la face de cet homme pour commencer. Il était petit de taille, mal distingué, et ses vêtements étaient simples mais il avait un air suspicieux mêlé de respect dérobé pour Rabbi Amos, qui me fit penser qu’il était un hypocrite. Il sourit, par sa bouche et ses dents, mais en même temps il parut sinistre par ses yeux. Il me sembla qu’un air d’humilité fut ajouté pour dissimuler l’orgueil et la méchanceté de son caractère. Il paraissait comme un homme qui pourrait, avec ruse, tromper pour arriver à ses fins égoïstes et qui pourrait se prosterner devant toi pour te détruire. Le son de sa voix confirma la première impression que j’eus de lui. A ses dires, Rabbi Amos fixa ses yeux sur lui comme s’il n’avait pas apprécié sa façon d’entrer dans la conversation.
« Quel est le nom de ton compagnon, ami Matthieu? » demanda-t-il à part au moment où l’autre alla en avant.
« Son nom est Judas, appelé Iscariote. Il a été engagé par moi pour porter l’argent que je collecte dans les villages. Et comme nous devons collecter les taxes à Guilgal et à Bethabara, il vient avec moi.«
Nous vînmes alors en vue du Jourdain mais ne pûmes trouver de foule sur ses rives. Pendant que nous nous posions des questions sur le fait de ne trouver aucun signe de multitude, nous rencontrâmes un étranger qui était à cheval et venait de la direction du nord. Et nous voyant dans la perplexité apparente, il demanda avec courtoisie si nous ne cherchions pas Jean le prophète. Sur la réponse affirmative de Rabbi Amos, le cavalier nous informa qu’il avait remonté la rivière, à deux heures de cheval, et était en train de baptiser près du petit village de Bethabara, sur la rive Est du Jourdain. Et il ajouta que pas moins de huit mille personnes devaient occuper les rives.
« Connais-tu cet étranger? » demanda Rabbi Amos à Matthieu, qui le remercia avec reconnaissance pour son renseignement, regardant après lui alors qu’il s’en allait « je t’ai vu le saluer.«
« C’est un officier de la maison de Hérode le tétrarque » fut la réponse « un Hébreu d’une grande richesse, et il paye plus de tribut sur ses terres à l’empereur que n’importe quel Israélite entre Jéricho et Jérusalem.«
A la fin, cher père, après avoir hâté l’allure de nos mules et voyagé agréablement pendant deux heures le long des rives verdoyantes du Jourdain, nous vînmes en vue d’une tour carrée de pierres, apparaissant par-dessus les arbres qui marquaient le site du village de Bethabara. « Cette tour » dit Rabbi Amos « se tient par-dessus la cave dans laquelle Elie demeura longtemps et dans laquelle Esaïe se cacha une fois de ses ennemis. Elle est maintenant appelée la ‘tour d’Elie‘. Du sommet de la colline, à une certaine distance à gauche, le prophète fut enlevé et monta au ciel sur le chariot de feu. Et à proximité, là où vous voyez le rocher unique, Elisée fendit le Jourdain avec le manteau qu’avait laissé tombé le prophète de Dieu enlevé.«
Tous ces endroits, avec beaucoup d’autres que l’informé Rabbi nous montra, étaient très intéressants pour moi, car rien ne méritait mon attention comme l’allusion aux scènes des jours anciens des prophètes et rois d’Israël. Pendant que mes yeux étaient fixés sur la colline et mon imagination me présentait Elie debout sur le chariot du ciel, disparaissant au milieu des nuages, il y eut une ouverture dans le bois devant nous. Soudain, nous vîmes une scène qui fit cesser mon cœur de battre. Elle était nouvelle et extraordinaire. Près de cet endroit, la rivière sinueuse formait une large courbe et le village de Bethabara, à l’opposé, se trouvait dans un creux formant le centre de la moitié d’un cercle. Ce large rivage incurvé était rendu vivant par les têtes humaines qui le remplissaient. On ne pouvait pas voir une place inoccupée. Et de cette vaste multitude, chaque œil était concentré sur le prophète, comme des rangées en arc de cercle de l’Amphithéâtre à Alexandrie, où tous à la fois, fixent les scènes qui se déroulent dans l’arène. Il était près du rivage opposé (le Jourdain ici est très étroit et peut être traversé à gué), dans l’eau, s’adressant à l’innombrable assemblée qui se tenait à l’opposé et l’encerclait à moitié. Près de lui, derrière et sur l’autre côté sur la rive, étaient assis ses disciples, au moins une centaine en nombre, principalement des hommes jeunes. Derrière s’élevait la tour d’Elie, et plus loin du rivage se trouvait le joli village de Bethabara, avec ses jardins verts et ses murs blancs comme neige.
La voix claire du jeune prophète du désert tomba distinctement à nos oreilles, si grand étant le silence de la vaste audience. Nous ne pouvions pas approcher très près sur nos mules. Descendant de celles-ci aux approches de la foule, nous les laissâmes avec les deux serviteurs et, à pied, nous nous approchâmes aussi près que possible de l’endroit où se tenait le prophète. Beaucoup de gens, voyant et reconnaissant Rabbi Amos, lui firent un passage avec respect ; si bien qu’à la fin, nous fûmes en face de l’orateur, avec pleine vue sur lui de sorte que nous pouvions entendre chaque mot. A ma surprise, je vis Jean, le cousin de Marie, debout près du prophète, écoutant avec la plus profonde et la plus révérende attention chaque syllabe qu’il émettait. Le sujet du prophète était, comme avant et comme toujours, la venue du Messie. Oh, qu’est-ce que je puis te donner, mon cher père, la moindre idée de la puissance et de l’éloquence de son langage!
« Il n’y a pas de rémission de péché s’il n’y a pas de sang répandu » continua-t-il, grave. « Le baptême d’eau par lequel je vous baptise est pour la repentance ; mais avant il doit y avoir de sang versé pour que le péché soit ôté! Vous me demandez si le sang des taureaux et des boucs n’ôte pas le péché. Je réponds et vous dis que le Seigneur a dit qu’Il ne prend pas plaisir dans ces rivières de sang.«
« Pourquoi alors, grand prophète » demanda l’un des principaux Lévites qui se tenait près de lui, « pour quoi alors sont les sacrifices ordonnés par la loi de Moïse — pour quoi alors l’autel dans le Temple et le sacrifice journalier de l’agneau?«
« Pour quoi? » répéta le prophète, avec ses yeux brillant de l’ardente lumière de l’inspiration « c’est seulement comme types et ombres du réel et vrai sacrifice choisi par Dieu depuis la fondation du monde. Pensez-vous qu’un homme peut tuer l’agneau de son troupeau pour le péché de son âme? Si Dieu demande votre vie, va-t-Il accepter la vie d’une bête? Non, hommes d’Israël, le jour est venu où vos yeux vont être ouverts. L’heure est proche où la vraie signification du sacrifice journalier va être comprise. Voici! Le Messie vient et vous allez voir et croire!«
Il vint vers lui plusieurs personnes qui désiraient le baptême. Pendant qu’il baptisait ces personnes, hommes et femmes, je vis apparaître sur la petite butte près de la tour où Rabbi Amos avait dit qu’Elie fut enlevé, Lazare, le frère de Marthe, accompagné d’un homme d’environ son âge, d’une indescriptible dignité et grâce d’aspect, mêlé d’un air de compassion et de paix et qui, tout de suite, m’attira.
« Ca doit être l’ami de Lazare » me dit Marie ; car elle l’avait découvert au même moment. « Regarde avec quelle sérénité il fixe la multitude, cependant il est réservé dans ses manières comme s’il se dérobait à l’œil ordinaire. » Il était enveloppé d’un vêtement bleu sombre qui était replié autour de sa forme. Sa tête était nue et ses cheveux tombaient sur ses épaules comme un Nazaréen. Il semblait si différent de tous les autres hommes, dans une certaine majesté unie à la douceur qui marquait tout son air, que je ne pouvais retirer mon regard de Lui.
Au même moment, le prophète fixa ses yeux sur lui et quand il le fit, je vis un changement survenir sur sa face comme s’il avait vu un ange. Ses yeux brillèrent d’une brillance surnaturelle, ses lèvres s’entrouvrirent comme s’il voulait parler, cependant en avait perdu le pouvoir. Et alors, avec sa main droite tendue vers le noble étranger, il resta un moment comme une statue. Tous les yeux suivirent les siens et la direction de son bras tendu. Soudain, il s’exclama et, oh combien semblable à la trompette d’Horeb, sa voix retentit :
« Voici!«
Il n’y eut aucune face, dans cette vaste multitude, qui ne fut tournée vers la petite éminence où Lazare, évidemment étonné de l’attitude et des paroles du prophète et du regard de tous dans cette direction, se tenait à côté de son ami.
« Vous avez demandé pourquoi est tué l’agneau journalier » continua le prophète. « Le jour est venu où l’agneau du sacrifice, qui ne peut ôter le péché, doit cesser. Voici! » Et à ce moment là, il étendit ses deux bras vers le digne étranger : « voici celui qui ôte les transgressions des hommes! C’est lui qui, venant après moi, m’a précédé. C’est de lui que je rends témoignage comme étant le Messie, le Fils du Très-Haut! Là se tient le Christ de Dieu! L’unique véritable Agneau dont le sang peut ôter les iniquités de nous tous! Il a habité parmi vous — Il a marché dans vos rues — Il s’est assis dans vos maisons et je ne Le connaissais pas jusqu’à maintenant où je vois sur Lui le signe du Messie. Par conséquent, je sais qu’Il est celui qui va racheter Israël.« [1]
Quand le prophète eut ainsi parlé d’une voix qui fit tressaillir chaque âme, nous vîmes l’auguste étranger s’avancer vers le prophète. Il marcha seul, Lazare étant tombé, prostré sur sa face, quand il eut entendu annoncer que celui avec lequel il avait été ami était le Messie. Alors qu’Il continuait à avancer, tout n’était que attente dans l’immense multitude. La masse des têtes se tourna dans cette direction pour avoir une vue de sa face qui, je pouvais voir, était sereine mais pâle et grave. Jean, le cousin de Marie, Le voyant approcher, lentement s’agenouilla et courba sa tête dans un respect révérenciel et dans l’amour. Ceux qui se tenaient entre Lui et le prophète se mirent involontairement de côté et laissèrent un passage ouvert pour Lui jusqu’à côté de l’eau. Il marcha à pas lents et réguliers, avec un air d’humilité, voilant la dignité native de son allure royale.
Le prophète, en Le voyant s’approcher, Le regarda, me sembla-t-il, avec beaucoup de respect mêlé de crainte que tous les autres.
« Que veux-tu de ton serviteur, o Messie, prophète de Dieu, puissant pour sauver? » dit-il d’une voix tremblante au moment où l’étranger vint vers lui, faisant même quelques pas dans l’eau.
« Etre baptisé par toi » répondit le Christ d’une voix paisible qui fut entendue jusqu’aux hommes les plus éloignés de la foule. Jamais, oh jamais je n’oublierai le son de sa voix, au moment où elle tomba dans mes oreilles!
« J’ai besoin d’être baptisé par Toi et Tu viens à moi« [2] répondit le prophète avec humilité et respect et avec un regard exprimant son étonnement.
« Il nous est convenable d’accomplir toute justice« [3] répondit doucement le Messie.
Et quand Il eut dit ceci, le prophète, quoique d’une manière hésitante et avec la plus sainte révérence, Lui administra, en présence de tout le peuple, le même baptême qu’il avait donné à ses disciples.
Et maintenant, mon cher père, vient le moment de relater la plus extraordinaire chose qui se soit jamais produite en Israël depuis la Loi donnée de Sinaï et qui, ça doit être clair à toi, constitue un incontestable témoignage ; que Jésus de Nazareth, le noble étranger baptisé dans le Jourdain et à qui Jean rendit témoignage, est vraiment le Messie, le Fils de Dieu.
L’étranger baptisé était aussitôt sorti de l’eau que fut entendu au dessus de toutes nos têtes un bruit comme celui d’un tonnerre grondant, malgré que le ciel fut sans nuages. Et quand, dans une grande crainte, nous regardâmes en haut, nous vîmes une gloire éblouissante de loin plus brillante que le soleil ; et du milieu de cette splendeur céleste s’élança, avec la vélocité d’une flèche, un rayon de lumière qui descendit et illumina la tête du Christ. Certaines personnes dirent qu’il tonna! Et d’autres qu’il éclaira! Mais, juge de l’étonnement et de l’admiration de tous, et de la terreur qui secoua chaque âme quand, au milieu de la gloire au dessus de Sa tête, fut vue la forme d’une colombe de feu, avec des ailes déployées comme si elle Le recouvrait de son ombre ; et des cieux, ce qui était supposé être le tonnerre se forma en une voix qui émit ces paroles entendues par chaque oreille :
« CELUI-CI EST MON FILS BIEN EN QUI JE ME PLAIS BEAUCOUP.« [4]
A l’écoute de ces paroles venant des cieux, une grande partie de la foule tomba sur sa face. Chaque joue était pâle et chaque personne regardait son voisin dans l’étonnement et la crainte. Quand la majestueuse, cependant terrible voix eut émis ces paroles, la lumière disparut, la colombe remonta vers les cieux et fut perdue de vue, laissant un halo de gloire divine reposer sur la tête de ce « Fils de Dieu« . Lui seul semblait calme au milieu de cette terrible scène. Et, remontant le bord de la rivière, Il disparut mystérieusement et soudainement de mon regard attentif. A la fin, quand les hommes revinrent un peu à eux-mêmes et voulurent regarder Celui que tous connurent alors être le Christ, personne ne put Le trouver. Il s’était, en effet, soustrait à leur hommage.
Ton affectueuse fille,
Adina.
[1] Jean 1.29-31 Note du traducteur
[2] Matthieu 3.14 Note du traducteur
[3] Matthieu 3.15 Note du traducteur
[4] Matthieu 3.17 Marc 1.11 Luc 3.22 Note du traducteur