Lettre I
Mon cher père,
Ma première tâche, autant dire mon plus grand plaisir, est de me conformer à ta recommandation de t’écrire aussitôt que j’arriverai à Jérusalem. Cette lettre, tout en t’apportant la nouvelle de mon arrivée, te confirmera mon obéissance filiale.
Je ne manquerai pas de t’écrire par tout caravane qui part d’ici chaque mois à destination de Caire ; et s’il y a plus fréquemment d’occasions, cher père, mon amour et ma sympathie pour toi dans notre séparation, me pousseront à en profiter.
Mon voyage jusqu’ici prit plusieurs jours. Rabbi Ben Israël parle de dix-sept jours. Quant à moi, quoique j’arrivai à dix, je devins aussitôt très fatiguée pour continuer à compter.
Quand nous voyageâmes en vue de la mer, ce que nous fîmes en trois jours, j’appréciai la majesté de la perspective ; elle paraissait comme si le ciel et la terre se touchaient. J’eus la chance de voir plusieurs navires que le Rabbi, toujours prêt pour satisfaire ma soif d’information, me dit être des vaisseaux romains. Certains partaient pour Sidon, d’autres pour le Nil. A la suite de l’un de ceux-ci, comme il allait là où tu es, j’envoyai une prière et un vœu. Au moment où nous quittions le rivage pour tourner dans le désert, je vis un vaisseau naufragé. Il paraissait si impuissant et si volumineux, avec son énorme corps noir entièrement hors de l’eau, qu’il avait à mes yeux l’air d’un grand monstre marin échoué sur la côte et se mourant. Je sentis comme si j’en avais compassion. Le Rabbi me fit comprendre qu’il était venu d’Alexandrie, chargé de blé à destination d’Italie et qu’il avait échoué suite à une tempête. Combien terrible peut être une tempête dans la mer! J’espérais voir un Léviathan mais mon désir ne fut pas satisfait. Le bon Rabbi qui semblait tout connaître au sujet de ces choses me dit qu’ils n’apparaissent que rarement maintenant en « Middle Sea » mais sont vus au-delà des colonnes d’Hercules, au bout du monde.
A Gaza, nous nous arrêtâmes deux jours. Nous entrâmes par le chemin dont Samson emporta les portes et il me fut indiqué la colline traditionnelle à deux mille au sud-est où il les laissa. Beaucoup d’autres endroits d’intérêt me furent indiqués, spécialement le champ, que notre chemin traversait, où il mit en fuite l’armée des Philistins avec beaucoup de massacre. Une grotte à lion me fut aussi indiquée, d’où vint le lion que Samson tua et à partir duquel il composa ses célèbres énigmes.
Un puits sec dans lequel les dix patriarches descendirent le prince Joseph, leur frère, me fut aussi indiqué par notre guide arabe et également le rocher sur lequel les Ismaélites comptèrent les pièces d’argent. Mais Rabbi Ben Israël dit que le vrai puits de Joseph est au nord de Jérusalem près des montagnes de Gilboa à Dothan. Les traditions arabes ont ainsi souvent tort. Je réalisai que le vieil arabe racontait l’événement avec plus de joie qu’il n’était nécessaire, comme s’il était fier de perpétuer le fait que notre noble ancêtre avait été une fois un esclave acheté par les leurs. Je remarquai, plusieurs fois pendant le voyage, que les Ismaélites d’Edom dans notre caravane saisissaient chaque occasion pour élever leur propre race au détriment des fils d’Israël. Même Aben Hussuff, le chef à la barbe blanche de notre caravane, dans une vertueuse discussion avec Rabbi Ben Israël au puits de Jacob où nous campâmes, soutint que Isaac fut le fils de l’esclave et Ismaël, le vrai héritier mais déshérité et expulsé par la ruse de l’esclave qui aurait fait de son propre fils l’héritier. Mais, bien sûr, j’étais trop bien instruite sur l’histoire de mes pères pour prêter attention à une telle fable, quoique tous les arabes prirent le parti de leur chef et luttèrent pour la vérité de ce qu’il affirmait avec autant de zèle et d’enthousiasme que le fit l’érudit Rabbi pour la vérité de son propre camp.
Le matin de l’avant dernier jour de notre voyage, ayant perdu notre chemin et ayant erré plusieurs heures vers l’est, nous aperçûmes la mer de Sodome et Gomorrhe à une grande distance de l’est. Combien mon pouls s’accéléra en voyant cet endroit effrayant si marqué par la colère de Jéhovah! Il me semblait voir, en imagination, les cieux en feu au dessus de cela et les flammes et la fumée monter comme d’une grande fournaise, en cet effroyable jour quand ils furent détruits, avec cette belle plaine environnante qui, il nous a été dit, fut un vaste jardin de beauté. Combien calme et paisible est maintenant cette mer paresseuse sous un ciel sans nuage! Nous la gardâmes en vue plusieurs heures jusqu’au moment où nous entrevîmes le Jourdain au nord, semblable à un fil d’argent. Quoique semblant être proche, il me fut dit qu’il fallait un bon jour de voyage à un chameau pour atteindre ses rivages.
Après avoir perdu de vue ce lac mélancolique, les sépulcres blanchis des cités et leurs innombrables occupants, notre chemin suivit une étroite vallée pendant un temps et, le jour suivant, ayant atteint une éminence, Jérusalem apparut, semblable à une ville sortie de terre, se tenant devant nous de façon inattendue. Nous étions encore, comme elle, dans le désert. Cependant du côté où nous nous approchions, le désert avance si près de ses murs que ce fut à plus de deux mille que nous la vîmes.
Je ne peux pas, mon cher père, te décrire mes émotions en voyant la ville sainte. Les mêmes émotions ont été ressenties par des millions de personnes de notre peuple — elles furent comme les tiennes telles que tu me les relata. Tout le passé, avec ses puissants hommes qui marchèrent avec Jéhovah, vint à mon esprit, me chargeant d’un poids étonnant.
Toute l’histoire du lieu sacré se précipita à ma mémoire et m’obligea à incliner ma tête et à adorer à la vue du Temple, où Dieu autrefois (hélas, pourquoi ne visite-t-Il plus la terre et Sa Sainte Maison?) habitait dans la resplendissante Shekinah et faisait connaître les oracles de Sa volonté. Je pouvais voir la fumée du sacrifice du soir s’élever vers les cieux et intérieurement je priai Jéhovah de l’accepter pour toi et pour moi.
Pendant que nous approchions de la ville, plusieurs endroits intéressants me furent indiqués et je fus abasourdie par les localités familières et sacrées que j’avais jusqu’ici connues uniquement par la lecture révérencieuse des prophètes. Il me sembla, au moment où les lieux associés à leurs noms me furent montrés, vivre aux jours d’Esaïe et de Jérémie plutôt que dans la génération à laquelle j’appartiens véritablement. En effet, je n’ai vécu que dans le passé durant les trois jours où j’ai été à Jérusalem, consultant constamment les histoires sacrées pour comparer les endroits et les scènes avec leurs récits, et ainsi vérifier chacun avec un saint respect et un grand plaisir intérieur qui doit être ressenti pour être compris.
Mais cher père, tu as toi-même expérimenté tout ceci et, par conséquent, tu peux comprendre mes émotions. Nous entrâmes dans la ville juste avant la sixième heure du soir et fûmes aussitôt à la maison de notre parent Amos le Lévite. Je fus accueillie comme si j’avais un droit de fille à leur étreinte. Et avec le luxe dont ils m’ont entourée dans mon splendide appartement meublé, je suis sûre que ma famille ici a l’intention de me faire oublier les joies de la chère maison que j’ai quittée.
Le Rabbi Amos et sa famille désirent tous se recommander à toi. Comme c’est son tour de servir au Temple, je ne le vois pas beaucoup mais il semble être un homme pieux et bienveillant et aime beaucoup ses enfants.
J’ai été une fois au Temple. Sa cour extérieure ressemble à un vaste caravansérail ou à une place du marché, remplie de gens vendant des animaux de sacrifice et occupant toutes les parties. Des milliers de colombes, dans de larges cages, étaient vendues d’un côté et de l’ autre, il y avait des boxes pour agneaux, moutons, veaux, bœufs, dont le bruit et le bêlement, avec la confusion des langues faisaient que l’endroit ressemblait plutôt à quelque chose d’autre qu’au Temple de Jéhovah. Cela semblait comme une profanation que d’utiliser ainsi le Temple, cher père, et semblait montrer un manque de cette crainte de la Maison de Dieu qui autrefois caractérisa nos ancêtres. Je fus contente d’entrer sans difficulté dans le bazar où, sous prétexte de vendre les victimes de sacrifice pour l’autel, les gens se permettaient toute autre sorte de trafic.
En atteignant la cour des femmes, je fus consciente d’être dans le Temple par la magnificence qui m’entourait. Avec quel respect mêlé de crainte j’inclinai ma tête en direction du Saint des saints! Auparavant, je ne m’étais sentie aussi près de Dieu. Des nuages d’encens flottaient au dessus des têtes de la multitude et des fleuves de sang coulaient sur les marches en marbre de l’autel où était consumé le sacrifice. Hélas! Combien de victimes innocentes meurent jour et nuit pour les péchés d’Israël! Quelle mer de sang a été versée durant les âges passés! Quel mystère étrange et effrayant que le sang d’un agneau innocent doit expier les péchés que j’ai commis! Il doit y avoir un sens profond à ces sacrifices, cher père, qui ne nous est pas encore révélé.
Au moment où je revenais du Temple, je rencontrai beaucoup de gens, certains à pied, d’autres sur une monture, qui semblaient affluer hors de la porte de la ville dans un voyage inhabituel. Depuis, j’ai appris qu’il y a un homme extraordinaire, un véritable prophète de Dieu, beaucoup le croient, qui demeure dans le désert, à l’est près du Jourdain, et qui prêche avec une puissance inconnue dans le pays depuis les jours d’Elie et d’Elisée. C’est pour voir et entendre ce prophète que tant de personnes sortent chaque jour de Jérusalem. Il vit dans une grotte, se nourrit de plantes et de miel sauvage et ne boit que de l’eau tandis que ses habits sont faits de peau de lion ; c’est du moins ce qu’on raconte. J’espère qu’il est un vrai prophète du ciel et que Dieu est encore une fois sur le point de se souvenir d’Israël. Mais les jours des prophètes sont déjà passés et je crains que cet homme ne soit qu’un enthousiaste comme l’imposteur Theudas ou ce Galiléen Judas qui trompèrent notre peuple et périrent si misérablement. Mais l’influence de cet homme sur tous ceux qui l’ont écouté est si remarquable qu’il semblerait, et on a presque le courage de le croire, qu’il soit réellement doté de l’Esprit des prophètes.
Adieu, cher père, et prions toujours pour la gloire d’Israël.
Ton affectueuse,
Adina.