Lettre II
Mon cher père
L’excellent Rabbi Ben Israël m’a déjà fait connaître son intention de retourner en Egypte pour demain et m’a attendue pour savoir si j’avais quelques ordres à lui confier pour mes amis à Alexandrie. Au lieu de cette lettre, dont il sera porteur, je voudrais plutôt me confier une seconde fois à son bon soin. Ainsi au lieu de placer ce parchemin entre tes mains, permets-lui de poser de nouveau ton enfant sur ton sein. Mais c’est par ta volonté, cher père, que je suis ici et, quoique je soupire de te voir une fois encore, j’essaierai de me satisfaire dans mon absence loin de toi, sachant que tout mécontentement te ferait de la peine et ferait tomber tes cheveux gris.
Pour autant qu’une fille puisse être heureuse loin de la maison de sa jeunesse, j’ai tout pour me rendre ainsi. Le bon Rabbi Amos, dans sa gentillesse, rappelle ta propre douceur et ta mine pleine de dignité. Rebecca, sa noble femme, ma cousine, est vraiment une mère en Israël. Sa fille Marie, ma plus jeune cousine, dans son affectueux attachement à moi, me montre quel amour j’ai manqué en n’ayant pas eu de sœur. Somme toute, c’est une ravissante famille et je suis privilégiée par le Dieu de nos pères en ayant ma destinée, pendant mon exil loin de ma maison sur les rivages du beau Nil, projetée dans un paisible et saint sanctuaire domestique.
La rue où nous demeurons est élevée et du toit de la maison, où j’aime me promener le soir à contempler les étoiles suspendues au dessus de l’Egypte, on dispose d’une large vue sur la ville sainte. Le prodigieux Temple, avec ses terrasses de marbre étincelant empilées les unes sur les autres, avec ses brillantes fontaines qui se projettent vers le haut comme des palmiers de liquide argenté, avec ses massifs et beaux murs et tours, est toujours en pleine vue. L’arc doré qui enjambe la porte qui mène au Saint des saints brille, alors qu’il capte les rayons solaires du matin, comme un diadème céleste d’une gloire surnaturelle. Je n’ose pas regarder fixement ce saint lieu, ni imaginer la splendeur éblouissante intérieure de la présence visible de Jéhovah dans la Shékinah qui, autrefois, fut présente là.
Hier matin, j’étais tôt sur le toit de la maison pour voir le premier nuage du sacrifice de l’aurore s’élever du sein du Temple. Quand je tournai mon regard vers le sommet sacré, je fus effrayée par le profond silence qui régnait par-dessus l’immense éminence qui couronne le Mont Moriah. Le soleil ne s’était pas encore levé ; mais l’Est était d’un rose pourpre et l’étoile du matin disparaissait dans ses profondeurs. Aucun bruit ne rompait le silence de la centaine de rues à l’intérieur des murs de Jérusalem. Nuit et silence étaient encore unis par-dessus la ville et l’autel de Dieu. J’étais respectueusement silencieuse.
Je me tenais avec mes mains croisées sur ma poitrine et ma tête inclinée avec révérence, car en l’absence de l’homme et de sa voix, je croyais que les anges étaient tout autour dans l’armée céleste, les gardiens de cette merveilleuse cité de David. Des lances de lumière furent alors tirées en haut et à travers la mer de pourpre dans l’Est et des toisons de nuages qui reposaient sur elle comme des barques, captant les rayons rouges du soleil non encore levé, flamboyèrent comme des navires en feu. Chaque instant, l’obscurité s’enfuyait et la splendeur de l’aube s’accroissait. Et quand j’espérai voir apparaître le soleil par-dessus les hauteurs entaillées du Mont Moriah, je tressaillis suite au saisissant son des trompettes des prêtres ; un millier de trompettes en argent sonnèrent au même instant des murs du Temple, secouant les fondations même de la ville par leur puissant son. Instantanément, les sommets des maisons alentours fourmillèrent d’adorateurs! Jérusalem sursauta, comme un seul homme, de son sommeil et avec leurs faces vers le Temple, une centaine de milliers d’hommes d’Israël se tinrent debout, attendant. Un second son de trompette, clair et musical comme la voix de Dieu quand Il parla à notre père Moïse en Horeb, fit fléchir chaque genou et unir chaque langue dans le chant de louange du matin. Le murmure des voix était comme le roulement continuel des vagues sur le rivage et les murs du haut Temple, comme une falaise, rendaient l’écho. Non habituée à cette scène, car nous n’avons rien qui ressemble à cette majesté d’adoration à Alexandrie, je fus plutôt une spectatrice qu’une participante comme il aurait convenu à ta fille de l’être, cher père.
Simultanément avec la montée, comme les vagues, de l’hymne d’adoration, je vis une colonne de fumée noire s’élever du milieu du Temple et se répandre par-dessus la cour comme une voûte. Elle était accompagnée par une couronne de lumière bleue, d’apparence brumeuse, qui se faufilait dedans et dehors et qui était enroulée autour d’elle comme un cordon d’argent tissé avec une corde de zibeline. C’était la fumée de l’encens qui accompagnait le sacrifice consumé. Comme je la voyais s’élever de plus en plus haut et finalement par-dessus le lourd nuage, qui instantanément s’agrandit par des volumes de fumée dense qui s’élevaient de la victime consumée, et lentement disparaître, fondant dans le ciel, je m’agenouillai aussi, me rappelant que sur les ailes de l’encens s’élèvent les prières du peuple. Et avant qu’elle ne se dissolve complètement, je lui confiai, cher père, des prières pour toi et pour moi.
Combien merveilleuse est notre religion! Combien mystérieux ce sacrifice journalier, tant de centaines d’années offertes pour les péchés de nos pères et de nous-mêmes. Comment, me suis-je souvent demandée depuis que je suis ici, comment le sang d’un veau, d’un agneau ou d’une chèvre ôte le péché? Quelle est la relation mystérieuse qui existe entre nous et ces bêtes muettes et innocentes? Comment un agneau peut-il se tenir pour un homme devant Dieu? Plus je réfléchis sur ce terrible sujet plus je suis perdue dans l’étonnement. J’ai parlé de ces choses à Rabbi Amos, mais il a seulement souri et m’a dit de penser à ma broderie ; car ma cousine Marie et moi sommes en train de faire une riche bordure en or dans le phylactère de son vêtement de la nouvelle année.
Le sacrifice du soir dont j’ai été témoin hier est, si possible, plus imposant que celui du matin. Juste au moment où le soleil disparaissait au-delà de la colline de Gibeah, qui surplombe la vallée de Aijalon, il fut entendu une note prolongée d’une trompette sonnant d’une des tours de garde occidentale de Sion. Son doux son atteignit l’oreille la plus éloignée à l’intérieur des portes de la ville. Tout labeur cessa soudain. Tout homme laissa tomber l’instrument de son travail et leva sa face en direction du sommet de la maison de Dieu. Une profonde pause, comme si tous retinrent leur souffle dans l’expectative, suivit. Soudain les cieux même semblèrent être fendus en deux et secoués par le tonnerre de la compagnie des trompettes qui roula, vague sur vague de son, en provenance des murs du Temple. Le nuage sombre du sacrifice s’éleva en grandeur solennelle et, tantôt plus lourd que l’air du soir, tomba comme un voile descendant autour de la montagne jusqu’à ce que la totalité soit voilée de la vue ; mais au dessus on vit s’élever l’encens pur vers l’invisible Jéhovah, suivi par une myriade d’yeux et l’élévation des prières de la nation. Alors que la lumière du jour déclinait, la lumière de l’autel caché de nous par les murs élevés de la cour extérieure du Temple, flamboya haut comme un phare et conféra une sublimité sauvage aux tours et pinacles qui couronnent le Mont Moriah. Il y eut cependant, mon cher père, une chose qui altéra douloureusement le caractère saint de l’heure sacrée, le soir dernier.
Après que le son des trompettes en argent des Lévites eut cessé, et alors que tous les cœurs et les yeux s’élevaient vers Jéhovah avec la colonne montante de l’encens, il vint du château romain contigu à la cité de David, un bruyant bruit de clairon d’airain et d’autres instruments barbares de musique de guerre, pendant q’une fumée semblable à celle du sacrifice s’élevait des hauteurs de la colline fortifiée de David. Il me fut dit que c’était les Romains occupés à louer Jupiter, leur dieu idole. Oh, quand, quand, la sainte cité sera libérée du reproche de l’étranger! Hélas pour Israël! Son héritage « est tourné aux étrangers, et ses maisons aux étrangers » a bien dit Jérémie le prophète: « Les rois de la terre et tous les habitants du monde n’auraient pas cru que l’adversaire et ennemi aurait pu entrer dans les portes de Jérusalem ».
Combien vrai maintenant est l’accomplissement des prophéties qui se trouvent dans Lamentions « Le Seigneur a rejeté son autel, Il a livré entre les mains de l’ennemi les murs de ses palais ; ils ont fait un bruit dans la maison de l’Eternel, comme dans le jour d’une fête solennelle ».
Pour ces choses je pleure, mon cher père, même maintenant, pendant que j’écris, mes larmes tombent sur le parchemin. Pourquoi est-ce ainsi? Pourquoi Jéhovah laisse-t-Il l’adversaire demeurer à l’intérieur de ses murs saints, et la fumée de son abominable sacrifice se mélanger avec celle des offrandes des prêtres consacrés du Très-Haut? Sûrement Israël a péché et nous sommes punis pour nos transgressions. Il convient au pays « de chercher et d’éprouver ses voies et de se tourner vers Dieu », peut-être va-t-Il revenir et être miséricordieux et restaurer la gloire d’Israël. Nos rois sont les serviteurs des gentils. Nos lois ne sont plus. Nos prophètes n’ont plus de visions. Dieu est parti en colère et ne s’entretient plus avec Son peuple élu. La fumée même du sacrifice journalier semble suspendue au dessus du Temple comme un nuage de la colère de Jéhovah.
Presque trois cents ans sont passés depuis que nous avons eu un prophète (( ce divin et jeune Malachie! Rabbi Amos confesse que, depuis son jour, Jéhovah a cessé tout rapport connu avec son peuple et la maison sainte ; Il n’a fait aucun signe montrant qu’Il entend les prières ou fait attention aux sacrifices qui lui ont été offerts en son temps. J’ai demandé à l’intelligent Rabbi si ce sera toujours ainsi. Il m’a répondu que quand Schilo viendra il y aura une restauration de toutes choses – que la gloire de Jérusalem va alors remplir toute la terre avec la splendeur du soleil et que toutes les nations viendront des extrémités du monde pour adorer dans le Temple. Il a averti « que nous sommes maintenant sous un nuage pour nos péchés ; mais qu’un jour heureux vient, où Sion sera la joie de toute la terre ». Il a ajouté aussi qu’on raconte qu’il y a trente un ans un ange était apparu, pendant l’offrande de l’encens, à un sacrificateur qui fut rendu muet par la vision.
Ma conversation avec Rabbi Amos, cher père, une conversation qui germa du sujet de la garnison romaine occupant la citadelle de David et offrant leurs sacrifices païens à côté de nos propres autels fumants, me conduisit à examiner le livre du prophète Malachie. Je vis qu’après avoir clairement fait allusion à notre honte présente et reproché aux prêtres « d’avoir causé la chute du peuple » se rendant eux-mêmes ainsi « méprisables et vils devant toutes les nations » il prophétise ainsi : « Voici, j’enverrai mon messager ; Il préparera le chemin devant moi. Et soudain entrera dans son Temple le Seigneur que vous cherchez ; Il s’assiéra comme un raffineur et un purificateur de l’argent. Il purifiera les fils de Lévi et les épurera comme l’or et l’argent afin qu’ils puissent offrir à l’Eternel une offrande avec justice. Voici » ajoute le voyant divin « je vous enverrai Elie le prophète avant la venue du grand et redoutable jour de l’Eternel ».
Ces paroles, je les ai lues aujourd’hui à Rabbi Amos. J’étais en train de les lire quand Rabbi Ben Israël vint annoncer qu’il partait le lendemain. L’excellent Amos devint grave, plus grave que je ne l’ai jamais vu paraître. Craignant de l’avoir offensé par ma hardiesse et m’approchant de lui, j’étais sur le point de l’embrasser quand je vis des larmes briller dans ses yeux. Cette découverte m’affecta profondément, sois en assuré cher père. Et troublée plus par le fait de l’avoir blessé que par celui de lui avoir déplu, j’étais sur le point de demander son pardon pour avoir imposé ces sujets sacrés sur sa remarque quand il prit ma main, et souriant, pendant qu’une larme brillante coulait sur sa barbe blanche comme la neige et tombait en liquide de diamant sur sa main, il dit : « tu n’as rien fait de mal, enfant, assieds-toi à côté de moi et sois en paix avec toi-même. C’est trop vrai en ce jour, ce que le prophète Malachie a écrit. O Ben Israël » dit-il avec tristesse au Rabbi d’Alexandrie « Les prêtres du Temple sont vraiment corrompus excepté une minorité ici et là! Ce doit être à ce jour que le prophète a adressé ses paroles. Sauf dans la forme extérieure, je crains que la majorité du corps de nos Lévites n’aient qu’un petit peu de vraie religion et de connaissance du Dieu unique Jéhovah que les prêtres de l’idolâtrie romaine. Hélas, je crains que Dieu ne regarde nos sacrifices avec pas plus de faveur qu’il ne regarde les leurs! Aujourd’hui, pendant que j’étais au Temple et servais à l’autel avec les prêtres, ces paroles d’Esaïe vinrent à mes pensées et ne pouvaient être écartées : ‘à quoi sert la multitude de vos sacrifices?’ dit l’Eternel. ‘Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux ; je ne prends point plaisir au sang des taureaux, des brebis et des boucs. N’apportez plus de vaines offrandes ; l’encens est une abomination devant moi ; je suis fatigué de les supporter ; oui, quand vous étendez vos mains, je voilerai mes yeux de vous ; oui, quand vous faites beaucoup de prières, je n’écouterai pas ; vos mains sont pleines de sang! Lavez-vous ; purifiez-vous. Cessez de faire le mal ; Apprenez à faire le bien!’
« Ces paroles terribles du prophète » ajouta Rabbi Amos s’adressant à Ben Israël étonné « ne s’éloignaient pas de mon esprit pendant que j’étais au Temple. Elles semblaient tonner dans mes oreilles par une voix venant du ciel. Plusieurs jeunes prêtres, dont la prêtrise durant le sacrifice avait été reprouvée par moi, me voyant triste, en demandèrent la cause. En réponse, je répétai, avec une voix qui me sembla à moi-même inspirée, les paroles du prophète. Ils devinrent pâles et tremblèrent, et je les quittai ainsi ».
« J’ai remarqué » dit Ben Israël « qu’il y a moins de révérence maintenant dans le Temple que quand j’étais jeune homme à Jérusalem. Mais je trouve que la magnificence des cérémonies a cru ».
« Oui » répondit Ben Amos avec un regard de chagrin. « Oui, comme l’âme de la piété est morte à l’intérieur, ils exaltent l’extérieur. La richesse élevée de l’adoration est copiée sur ces romains. Nous sommes tombés si bas. Notre adoration, avec toute sa splendeur, est comme un sépulcre blanchi pour dissimuler la pourriture intérieure ».
Tu dois être convaincu, mon cher père, que cette confession venant d’une telle source, m’humilia profondément. Si alors, nous n’adorons pas Dieu, qu’adorons-nous? Si Jéhovah des armées, le Dieu de nos pères Abraham, Isaac et Jacob, cache sa face de nos sacrifices et est fatigué de notre encens, qui Israël¨adore-t-il? ZERO! Nous sommes pires que nos barbares conquérants, car nous n’avons pas Dieu ; pendant qu’eux au moins ils ont plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, tels qu’ils sont. Hélas, le temps du jugement de Jérusalem semble être proche. Le Seigneur doit soudain entrer dans son Temple, et comme un fondeur et un purificateur! J’ai profondément l’impression que le jour est vraiment très proche. Peut-être allons-nous le voir de notre vivant, cher père.
Au moment où j’écrivais la dernière ligne, j’ai été interrompue par Marie qui a emmené, pour me voir, un jeune neveu du noble dirigeant juif, Ptolomeus Eliasaph qui fut tué par les romains pour sa dévotion patriotique à son pays. Il demeure près de la porte de Gaza, avec sa mère veuve, qui est une dame noble, honorée par toutes les lèvres qui parlent d’elle.
Entre ce jeune homme, dont le nom est Jean, et Marie il existe un lien pas assez ardent pour être l’amour, mais assez sincère pour être la plus pure amitié ; cependant chaque jour leur amitié se développe en la plus profonde émotion. Il vient juste de retourner des environs de Jéricho où il a été pendant quelques jours passés, attiré jusque là par la curiosité, pour voir et écouter ce nouveau prophète, auquel j’ai fait allusion à la fin de ma dernière lettre, dont la réputation s’est répandue partout et qui attire des milliers dans le désert pour écouter l’éloquence qui coule de sa bouche. Le jeune homme était en train de faire à Marie un compte rendu tellement intéressant qu’elle désira que j’écoute aussi. Dans ma prochaine lettre, je t’écrirai tout ce que j’entendis ; et j’ai confiance, cher père, que tu vas être patient avec moi en toutes choses ; et je crois que suite au caractère investigateur de mon esprit, de quelque manière que je puisse m’aventurer sur les mystères sacrés, je ne serai pas moins amoureuse du Dieu de notre père Abraham, ni moins ton affectueuse et dévouée Adina! Adieu.